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Juan Sebastián Carbonell : « L’automatisation modifie le travail, mais ne supprime pas les emplois »

L’automatisation va-t-elle faire disparaître certains métiers essentiels ? Pour le chercheur Juan Sebastián Carbonell, les prophéties sur la « fin du travail » sont un mirage.

Pour Juan Sebastián Carbonell, les nouvelles technologies suppriment des tâches et non des emplois. Illustration : Théotim Raguet

Juan Sebastián Carbonell est sociologue du travail au GIS Gerpisa, un réseau de recherche international sur l’industrie automobile basé à l’ENS Paris-Saclay. En 2022, il a publié Le futur du travail (Éditions Amsterdam), livre qui a remporté l’année suivante le Prix du meilleur ouvrage sur le monde du travail.

Lors de la crise sanitaire du Covid-19, on a cherché à maintenir l’activité économique tout en limitant le nombre de travailleuses et travailleurs en poste. Est-ce que l’automatisation de la production est une solution ?

Il faut voir les choses de façon inverse. La crise sanitaire a plutôt montré à quel point le travail humain, manuel et souvent mal rémunéré, a été essentiel. Ce n’étaient pas les machines qui soignaient les gens à l’hôpital, qui livraient les colis, qui étaient dans les caisses de supermarchés ou dans les entrepôts logistiques.

Est-ce que l’automatisation du travail peut conduire, à terme, à la disparition de ces métiers dits essentiels ?

Non, je ne pense pas. On confond souvent travail et emploi. Utiliser des nouvelles technologies peut modifier le travail, mais ne supprime pas des emplois. Et si certaines tâches peuvent être éliminées, c’est pour qu’on se consacre davantage à d’autres tâches à valeur ajoutée : gestes de picking [préparation des commandes, ndlr] dans les entrepôts logistiques, d’assemblage dans les usines automobiles, de surveillance des clients en supermarché. Il n’y a donc pas de remplacement, mais plutôt un déplacement du travail. Les nouvelles technologies ont d’autres effets : perte de qualification, intensification du travail, renforcement du contrôle sur la main-d’œuvre.

Quels sont les types d’emplois les plus impactés par le développement technologique ?

C’est une question complexe, ça dépend de ce qu’on entend par développement technologique. Ce n’est pas la même chose de mettre des machines dans une usine de pétrochimie, une industrie de série ou une industrie de services. Le plus intéressant reste les estimations au niveau d’un établissement. On voit précisément comment certaines tâches peuvent être éliminées, ce qui reconfigure les postes de travail. Mais au niveau d’un secteur, c’est beaucoup plus compliqué. Si on prend l’exemple de l’industrie automobile, la principale source de suppression d’emplois, c’est en réalité la délocalisation. Un autre facteur est aussi le changement du produit lui-même, avec les véhicules électriques. Selon les estimations, on parle d’entre 20 et 40 % de disparition d’emplois.

« Les nouvelles technologies ont d’autres effets : perte de qualification, intensification du travail, renforcement du contrôle sur la main-d’œuvre. »

On parle souvent des exemples d’usines automatisées, qui ne fonctionnent qu’avec des machines. Est-ce qu’une telle promesse peut se réaliser ?

Ce discours sur les usines sans ouvrières et ouvriers n’est pas nouveau et les tentatives se sont toutes soldées par des échecs. Par exemple, dans les années 1980, General Motors a tenté de créer une usine de fabrication de pièces sans intervention humaine. Quelques années plus tard, elle a fini par fermer alors qu’elle employait encore un peu plus de 200 personnes. Les tentatives d’automatiser des usines se heurtent toujours à des limites techniques et économiques.

Un autre exemple bien connu est celui des caisses automatiques. Comment expliquez-vous que les caissières et caissiers n’aient pas disparu malgré le développement de cette technologie ?

Dans les années 2000, les premières caisses automatiques ont créé la panique. Mais 20 ans plus tard, là-aussi, le métier n’a pas disparu. Les nouvelles technologies suppriment des tâches et non pas des emplois. On travaille indirectement sur les caisses automatiques, en surveillant les clients ou en intervenant à distance, ce qui contribue à l’invisibilisation. La reconfiguration de ces métiers se fait au détriment de la qualité de l’emploi. L’attention des caissières et caissiers est sur-sollicitée sans cesse et ce nouveau rôle de surveillance des clients est vécu comme une dégradation de leur travail. Dans les supermarchés, il reste aussi des caisses classiques pour fluidifier le passage de la clientèle.

Le futur du travail (Éditions Amsterdam, 2022) a remporté le Prix du meilleur ouvrage sur le monde du travail. Crédit : Editions Amsterdam

Depuis un an, il y a une autre technologie dont on parle beaucoup : l’intelligence artificielle (IA). Est-ce que son développement exponentiel ne constitue pas une réelle menace pour certains emplois essentiels ?

Pour moi, les discours sur l’IA sont juste l’énième répétition des prédictions sur les usines sans main-d’œuvre humaine. Il faut avoir à l’esprit trois choses. D’abord, l’IA fait partie de ce qu’on appelle les « hype technologiques ». Quand une technologie apparaît, elle attire l’attention et les investissements, comme une bulle spéculative. Mais l’IA a aussi des effets bien réels sur le monde du travail. Comme pour la robotisation, elle prend en charge une partie des tâches sans pour autant supprimer les emplois. Je prends l’exemple de l’introduction de la commande vocale par IA dans la logistique. Elle guide les ouvrières et ouvriers dans les entrepôts en leur dictant le nombre de marchandises à prendre, ce qui leur permet de se concentrer sur les gestes importants. Enfin, l’IA renforce les dynamiques de contrôle dans le monde du travail, avec le management algorithmique. On l’a vu récemment avec Amazon, qui a utilisé ce dispositif de surveillance pour contrôler sa main-d’œuvre.

« Les salariés devraient avoir leur mot à dire sur les nouvelles technologies. »

Selon vous, le progrès technologique ne mènerait pas à une heureuse « fin du travail », mais à un renforcement de l’exploitation du travail ?

Il est difficile de parler de « progrès » technologique, comme si on allait d’un moins bien vers un mieux. Les nouvelles technologies ont toujours un effet ambigu. Les personnes que j’ai interrogées m’ont dit que les robots les allégeaient de tâches difficiles, mais que d’un autre côté ils intensifiaient leur travail.

La technologie ne peut-elle pas aussi encourager le mieux-vivre dans les métiers essentiels ? On peut par exemple penser aux exosquelettes.

Oui, mais sous quelles conditions ? On parle beaucoup de la quantité d’emplois qui pourraient être détruits, mais pas de la qualité de ces emplois ni de comment décider justement de l’utilisation des nouvelles technologies. Là, on rejoint des problèmes politiques. Les syndicats ont-ils une influence sur les changements technologiques à mener dans les lieux de travail ? La réponse est évidemment non. L’organisation du travail est une prérogative de l’entreprise, qui dicte du début à la fin ce qui est produit et par quels moyens. Les salariés devraient aussi avoir leur mot à dire sur les nouvelles technologies et la manière dont elles sont déployées dans le monde du travail.