Christine Erhel : « Je vais continuer à porter ces métiers de deuxième ligne, pas juste le rapport »

Lors de la crise du Covid-19, le Premier ministre Jean Castex commande un rapport sur les travailleurs essentiels de la deuxième ligne. Une des autrices, la chercheuse Christine Erhel, revient sur le contexte, l’écriture et les évolutions observées.

À Sciences Po Lille. Christine Erhel, directrice du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET). Crédit : Seydou Nomoko

Pourquoi avez-vous accepté de collaborer à l’écriture de ce rapport sur les travailleurs de la deuxième ligne ? 

J’ai accepté parce que c’était un sujet important, avec le contexte sanitaire. Je n’avais jamais procédé métier par métier : ce rapport était nouveau pour moi, c’est aussi pour ça que je me suis penchée dessus. J’ai pu y appliquer les outils de mes travaux précédents – sur les questions de qualité de l’emploi en général – au cas particulier des travailleurs de la deuxième ligne.

La notion de travailleurs essentiels est-elle née de la crise sanitaire ?

Les termes de première et deuxième lignes sont apparus durant le discours du président Emmanuel Macron (13 avril 2020). C’était très politique : il a mis un focus sur ces métiers et le terme est resté. Tout le monde a pris conscience, durant la pandémie de Covid-19, qu’il y avait des métiers absolument nécessaires à la vie économique et sociale, qui ne peuvent pas s’arrêter. Cette idée est devenue internationale, même si la vision de deux lignes, elle, est très française. Aux États-Unis, par exemple, on parle plus de « travailleurs du front ».

Comment avez-vous établi les critères pour définir les métiers de la deuxième ligne ?

On s’est basé sur les éléments donnés par le discours du président. Nous avons alors été en collaboration avec le ministère du Travail, ce qui explique aussi pourquoi nous nous sommes concentrés sur le privé. On a établi deux critères: la présence sur site (pendant le confinement) et l’exposition à des risques sanitaires importants. 

D’après vous, la notion de métier essentiel peut-elle évoluer ?

Crise sanitaire ou non, ce seront toujours les mêmes métiers essentiels mais elle les a rendus plus visibles. Les secteurs des transports, du commerce, de la sécurité ou encore de la santé seront toujours essentiels.

Avez-vous remarqué des secteurs plus exposés que d’autres dans la deuxième ligne ?

Le commerce a été particulièrement touché. Il n’y avait pas une culture de prévention aussi forte que dans les autres secteurs. On peut aussi penser aux transports pour les mêmes raisons.

« Tout le monde a pris conscience qu’il y avait des métiers absolument nécessaires. »

Comment s’est déroulée l’écriture du rapport, avez-vous pu collaborer avec les partenaires sociaux ?

Trois étapes étaient prévues. La première, en amont, dans laquelle on devait construire des indicateurs et faire un état des lieux de la qualité de l’emploi et du travail. Les résultats ont été partagés avec les partenaires sociaux. Pour la deuxième étape, on devait faire remonter aux branches professionnelles des exemples d’actions à mener en faveur des deuxièmes lignes. La troisième n’a malheureusement jamais vu le jour. On devait revoir les branches et proposer des pistes d’amélioration basées sur notre diagnostic. Je pense qu’il n’y avait pas vraiment de volonté politique.

Vous aviez recommandé la création d’un indicateur par branche et par métier, est-ce que ça a été pris en compte ? 

Il y a eu du nouveau puisqu’on a collaboré avec France Stratégie (service du Premier ministre, chargé de déterminer l’orientation de la Nation à moyen et long terme). On a analysé la qualité de l’emploi et du travail pour montrer les différentes configurations. Et ce, pour tous les métiers. Peu importe la catégorie socioprofessionnelle, on a quand même des marges d’amélioration. Un cadre par exemple peut aussi avoir des horaires décalés, subir une pression importante. Je pense que c’est un message intéressant. 

Et au niveau des formations ?

Pour l’instant, il y a très peu d’évolution. Le gouvernement et les partenaires sociaux essaient de lancer des négociations collectives dans les différents secteurs. L’idée est de permettre aux gens de rebondir en validant des compétences comme la VAE (validation des acquis de l’expérience), qui ne fonctionne pas très bien en France. 

« Avec la réforme des retraites, on va voir une accentuation des inégalités. »

La réforme des retraites risque-t-elle d’impacter le travail des séniors ?

Avec la réforme des retraites, on va voir une accentuation des inégalités. Les salariés de deuxième ligne entre 50 et 64 ans sont plus souvent dans un entre-deux appelé « ni en emploi, ni en retraite ». Ils sont 25 % pour les deuxièmes lignes et seulement 15 % pour les autres salariés. Ce sont les conséquences de carrières difficiles aux conditions plus complexes. Les salariés de deuxième ligne vont travailler plus longtemps, avec des salaires inférieurs. Il n’y a pas vraiment de progression en cours de carrière. On peut espérer que certaines personnes se reconvertissent davantage en fin de carrière. L’enjeu est là, c’est dur de tenir jusqu’à 65 ans par exemple.

Trois ans après, pourriez-vous établir un bilan ? Avez-vous noté une évolution dans certains secteurs ? 

En trois ans, il ne s’est pas passé grand-chose. Des négociations ont eu lieu dans certains domaines. Il y a eu des aménagements d’horaires, pour éviter le décalage de nuit. Les salaires ont été revalorisés dans la propreté, dans la sécurité, mais aussi pour les aides à domicile. Ces exemples d’améliorations restent non-contraignantes et limitées par rapport aux enjeux et au déficit de qualité observés. 

Avez-vous un exemple concret ?

Des efforts sont faits dans le secteur ferroviaire, maintenant on voit les agents de propreté dans les trains. Ça change beaucoup de choses, ils sortent de l’invisibilité, ils sont au contact des gens, ils travaillent en journée et moins en heures décalées. Changer le rapport que l’on a avec ces métiers n’est pas forcément très cher pour les employeurs, c’est aussi une question d’organisation, de visibilité.

Qu’espérez-vous pour le futur de ce rapport ? 

Je vais continuer à porter ces métiers de la deuxième ligne, pas juste le rapport. C’est important de mettre la lumière sur ces secteurs et de le faire de manière constante. Ils sont au centre de nos vies, de nos crises.  Des leviers existent pour améliorer la situation : les difficultés de recrutement forcent les employeurs à faire des efforts sur les rémunérations. Un autre levier a été la prise de conscience collective sur la réalité de ces métiers par le grand public. 


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