Illustration : Josué Toubin-Perre et Charlote Leduc
Années 90 : Naissance des « travailleurs clés » au Royaume-Uni
Pendant les années 1990, Londres connaît une augmentation vertigineuse des prix de l’immobilier. La crise touche particulièrement les fonctionnaires, qui perçoivent le même salaire où qu’ils habitent au Royaume-Uni, sans prendre en compte le coût démesuré de la vie dans la capitale. La municipalité londonienne décide donc de produire des logements pour les « key workers », les « travailleurs clés » en français, de peur que les services publics de Londres ne trouvent plus personne à employer.
En 2001, le gouvernement travailliste de Tony Blair s’empare de la notion et en fait une politique nationale. De nombreux blocs d’immeubles sont construits, avec pour spécificité de loger tous les travailleurs publics d’un même secteur. Encore aujourd’hui, on peut voir à Londres des résidences où habitent seulement des familles de policiers ou d’infirmières.
2013 : La notion de « travailleurs clés » est importée en Île-de-France
Au début des années 2010, une importante crise de l’immobilier frappe la région Île-de-France. Une hausse générale des loyers et le faible nombre de logements sociaux disponibles bloquent l’accès aux nouveaux locataires. C’est dans ces circonstances, similaires à celles qu’a connu Londres dix ans plus tôt, que la représentation de l’État en Île-de-France demande à l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) « d’établir une définition francilienne des travailleurs clés ».
Les chercheurs et chercheuses chargés d’adapter cette notion au contexte français l’étendent à des travailleurs du secteur privé. Car contrairement à Londres, la crise ne touche pas principalement les fonctionnaires. La notion doit aussi s’adapter à la tradition française de droit au logement, dont l’État est garant depuis 2007 et la loi sur le droit au logement opposable (Dalo).
« Cette notion changera à travers d’autres crises. »
Marie Acs, chercheuse à l’Insee
2021 : Avec la crise du Covid-19, les « travailleurs clés » deviennent « essentiels »
Pendant les deux premiers confinements, le gouvernement se réapproprie la notion de « travailleurs clés » ou « de première ligne ». Des travailleurs au contact du public qui sont autorisés à sortir de chez eux, car indispensables dans ce contexte de crise. Mais face à une demande croissante de reconnaissance par d’autres professions moins considérées, qui ont tenu l’économie du pays à bout de bras pendant la pandémie, la notion de « travailleurs clés » ne semble plus suffire. Le gouvernement mandate en juillet 2020 une « mission d’accompagnement des partenaires sociaux dans la démarche de la reconnaissance des travailleurs de la deuxième ligne ».
Le rapport final paru en décembre 2021 déclare s’inspirer du terme d’« essential workers » utilisé aux Etats-Unis dès mai 2020. Avec une définition très large, près d’un tiers des travailleurs américains entrent dans cette catégorie. De cette inspiration naît la notion de « travailleurs essentiels du quotidien », avant que l’usage ne retienne seulement « travailleurs essentiels ».
Selon Marie Acs, chercheuse à l’Insee, « en France, la notion de travailleur essentiel s’est construite au fil des crises. Le périmètre de cette notion est changeant, et changera sûrement au travers d’autres crises ».