Les camions de La Poste attendent les facteurs pour la prochaine tournée. Crédit : Johanna Wästfelt et Christian Mouly
Facteur à La Poste depuis 45 ans, mais toujours le coup de pédale d’une jeune recrue. À peine le temps de poser le pied à terre et d’échanger quelques mots avec les passants et passantes que Gérard*, 63 ans, le casque vissé sur la tête, doit vite conduire son vélo au centre de tri du courrier à Lille afin de récupérer une lettre recommandée.
« Le métier a beaucoup changé. Maintenant je fais des tournées beaucoup plus longues et tout est minuté », regrette celui qui partira à la retraite dans moins d’un an malgré ses airs de quadragénaire. Il a tout connu à La Poste. À commencer par le statut de fonctionnaire, auquel les nouveaux facteurs ne sont plus éligibles depuis 2002 et qu’il est l’un des seuls à avoir dans son centre de distribution.
Le « Statut », reliquat d’une période où La Poste était encore une administration publique, avant de devenir une entreprise à l’aube des années 90, toujours détenue par l’État aujourd’hui. « Ce qui est sûr c’est que maintenant on est une entreprise, on doit être rentable », explique Simon*, jeune facteur en région parisienne, en activité depuis quatre ans. La Poste ne s’en cache pas : il faut « faire de la productivité », rapporte le sociologue Nicolas Jounin dans son enquête Le caché de La Poste (La découverte, 2021).
Des « services de proximité humaine »
Dans ce contexte, comment considérer les Français ? Clientes et clients d’un service commercial ou usagers et usagères d’un service public ? « Nos chefs utilisent les deux termes, selon que ça les arrange de mettre en avant l’aspect social ou l’aspect commercial de l’entreprise, affirme Simon. Ils sont pris entre deux eaux. »
La Poste veut capitaliser sur le contact quotidien qu’établissent les facteurs et factrices sur tout le territoire. Tant pis si le volume de courrier diminue chaque année, les facteurs doivent mettre en œuvre la diversification des activités de l’entreprise. La Poste a ainsi lancé des « services de proximité humaine » comme « Veiller sur mes parents ». Ce dernier comprend la visite d’une personne âgée isolée par le facteur, une à six fois par semaine, pour un montant compris entre 21,90 € et 103,90 € par mois.
Le dispositif n’a pas trouvé son public. Depuis son lancement en 2017, seules 30 000 personnes y ont souscrit. Tous services de proximité confondus, cela représente seulement 2 % du chiffre d’affaires total de La Poste en 2022. « L’entreprise a décidé de mettre “Veiller sur mes parents” en place, et a ignoré que le lien social entre les facteurs et les usagers existe depuis des centaines d’années », argumente Jean-Philippe Lacout, responsable national Courrier-Colis au sein de la fédération FO Com. Selon lui, beaucoup de facteurs refusent de proposer ce service, jugeant moralement inconcevable de marchander des services autrefois rendus gratuitement.
Pince à linge et rideau tiré
La Poste voit au contraire «Veiller sur mes parents» comme « un moyen supplémentaire de renforcer le lien social », proposant « un moment convivial » qui « contribue ainsi à rompre l’isolement tout en permettant une veille quasi-quotidienne ». Le groupe veut désormais peser sur le marché de la silver économie, qui rassemble toutes les activités liées aux personnes âgées.
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Les plus anciens facteurs regrettent l’époque où « on avait le temps ». Factrice jusqu’en 2011, reconvertie en agente de sécurité dans un centre de tri à cause de douleurs au dos, Catherine* se remémore avec nostalgie sa tournée quotidienne dans une petite ville du Nord : « Quand il faisait froid on était content que les usagers nous invitent à prendre la soupe. » Cette femme affable et bienveillante développe un langage commun avec les habitants : une pince à linge accrochée quand il faut récupérer du courrier, un rideau tiré quand il est permis de dépasser le seuil de la porte… Mais « tout ça, c’est fini », un seul facteur couvre désormais l’intégralité de la ville alors qu’ils étaient encore plusieurs il y a dix ans.
Souvent embauchés en contrat précaire – Sud PTT estime leur proportion entre 30 et 40 % dans la branche « Courrier » – les plus jeunes semblent moins concernés par leur rôle social : « Les anciens disent qu’on a moins de temps qu’avant, moi je sais pas je suis arrivé il y a quelques années », raconte Simon d’un air détaché.
Passer voir le charcutier
Ahmed*, jeune facteur intérimaire depuis quatre mois, parvient quand même à nouer des liens. Ce qui peut s’expliquer par sa façon d’être – souriant et sociable. « Le charcutier me fait des réductions quand j’y passe », assure-t-il malicieusement. Son collègue, le « plus cool du centre », est « rouleur » : chaque jour, il est envoyé sur une tournée différente au gré des congés et arrêts maladies. Difficile de fixer des relations avec les usagers quand « on découvre l’itinéraire de sa tournée le matin même ».
Pour Sylvie*, factrice dans le Calvados, pas question de sacrifier les relations qu’elle cultive depuis plus de 10 ans sur « sa » tournée. « Je peux pas m’empêcher de parler à tous ceux que je connais, même si je rentre en retard de la tournée, affirme-t-elle fièrement. C’est quand même ça La Poste ».
* Les prénoms ont été changés